Premier regard

Publié le par Ange Baldomero

« Je me souviens du premier jour où j’ai aimé mon analyste sur le seuil de sa porte d’entrée, comme je me souviens de la première fois où j’ai vu chaque femme que j’ai aimée.

L’analyse avait commencé sur le chemin menant à notre rencontre.

C’était dans le champ près de chez moi, j’avais dix ans et je savais que je l’aimais alors que je la voyais pour la première fois. Elle avait un nom d’ange, Raphaëlle, et nous sommes sortis ensemble sans jamais nous embrasser, le temps d’un été. Depuis ce jour, je n’embrassais plus ma mère, comprenant que j’étais, potentiellement, un garçon.

Quand je suis entré en sixième, elle était déjà en cinquième. J’avais une tête de CE2 et elle un corps de troisième. Je pense qu’elle ne m’a jamais vu. Pas plus que le soleil ne connaît la fourmi. Pourtant, malgré le déni, j’ai approfondi la connaissance de mon plaisir, en pensant à elle, le soir dans mon lit ou le dimanche matin, dans mon bain.

Un jour, j’ai remarqué une autre fille. C’est un contre-exemple car je ne l’avais jamais vue avant alors que depuis deux ans, nous étions dans la même classe. Avait-elle changé de coiffure ? Ses seins avaient-ils poussé ? Avait-elle eu ses règles ? Nous aurions pu nous aimer mais c’était le dernier jour d’école.

Dans le garage de l’entreprise familiale, il y avait, pour les ouvriers, un calendrier. Je piquais les clés pour aller regarder les mois passer. On ne voyait pas les poils à l’époque, on ne nous montrait que les seins. Mais ça me faisait suffisamment d’images à enregistrer pour nourrir mes fantasmes du soir et envoyer mes draps à laver.

Il faisait beau. C’était bientôt les vacances. Je me souviens de ses cheveux, de son visage et de son corps qui, à quinze ans était celui d’une femme. Mon père était revenu de l’hôpital et ça ne se passait pas très bien à la maison. Je ne voyais pas pourquoi accepter une autorité qui ne reposait plus sur rien. J’avais rompu avec le peu d’amis que j’avais eu. Je restais seul dans ma chambre à imaginer que j’étais un autre, ailleurs, demain …

J’avais passé l’été à faire de longues marches, seul. C’était ce qu’on appelle la rentrée. La sortie de soi vers les autres. Ils nous avaient mis dans la même classe, cette fille et moi. J’ai découvert qu’elle avait un petit ami. Ça m’arrangeait bien d’avoir une excuse pour ne pas prendre cette fille dans mes bras, ne pas l’embrasser, ne pas aller dans sa chambre ou dans la mienne. Une fois, j’ai failli faire sauter les digues, l’espace d’un instant. Je la regardais quand j’ai senti que l’envie de la prendre dans les bras allait me submerger, que l’envie de l’embrasser était plus forte que tout. Mais nous étions en cours d’anglais, ça aurait fait désordre.

Pour certains, le fait qu’une fille ait déjà un petit ami n’est pas un problème mais ça l’était pour moi. En fait, même pas ; Le seul problème, le seul et unique problème : c’était moi !

Moi et le fait que je n’étais pas autorisé à lui dire : « Je t’aime ».

Ni à elle, ni à personne.

Il a ouvert la porte pour m’accueillir, le transfert avait déjà commencé. »

Publié dans Analyse

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